«Il faut des politiques populaires de santé publique », Michel Agier anthropologue

Michel Agier Photo © James Startt

Michel Agier est anthropologue. Dans son dernier livre, Vivre avec des épouvantails*, il analyse la crise sanitaire et les nombreux effets pervers entraînés par l’exploitation de la peur.

Selon vous, qu’est-ce que la crise de la Covid-19 a changé ?

Cette pandémie nous a fait revivre des peurs ancestrales et prendre conscience de notre vulnérabilité de petits êtres humainsà l’échelle du cosmos, alors que la modernité et l’esprit capitaliste nous avaient fait croire à une humanité supérieure dominant la nature. Nous avons eu aussi cette impression -très belle- qu’enfin la vie humaine avait été placée avant l’économie. Or, ce n’est pas une politique pour la santé qui s’est substituée à l’économique, mais un modèle biopolitique autoritaire. Le risque biopolitique, selon le concept de Michel Foucaultse manifeste quand, au nom d’une barrière sanitaire incontestable, un pouvoir contrôle les sociabilités et légitime un regard extérieur et d’en haut sur les vies privées.Ce n’est pas la pandémie en elle-même qui a « fait » l’événement marquant dans la vie sociale et politique mondiale. Ce sont les réponses qu’elle a suscitées, et la manière dont elle a été vécue, avec les mesures contraignantes de distance physique entre les personnes, de confinement, de fermeture des frontières.

 «Le gouvernement n’a pas mené une politique sanitaire mais une politique sécuritaire. »

Vous êtes critiques envers la politique menée par le gouvernement durant cette crise ?

Le gouvernement n’a pas mené une politique sanitaire mais une politique de la peur, sécuritaire, infantilisante, destinée à rassurer les Français. Vous craignez le virus ? On vous envoie la police, police qui peut à la fois sanctionner des gens qui ne respectent pas le port du masque et vider un campement de migrants sans le moindre respect des gestes barrières.

Lorsque les gouvernements décident de fermer les frontières pour cause d’impuissance et par manque de masques et de tests, ils ne s’attaquent pas au virus, mais à nos peurs. Ils veulent « rassurer ». Or, on savait, depuis le début de la crise, en voyant les images des médecins dansleurs habits de cosmonaute, que la vraie frontière c’était notre corps, que le danger, ce n’était pas l’étranger, mais le proche, le cluster, le réseau d’affinités qui va ensuite être utilisé dans le tracing. Je me révolte contre le gouvernement de la peur parce qu’il entraîne des catastrophes, mais pas contre la peur elle-même. Avoir peur est une chose normale.

Que préconisez-vous ?

La mise en œuvre de politiques populaires de santé publique. Pour qu’une politique de santé soit efficace, elle doit mobiliser l’adhésion de tous. Pour plus d’efficacité, il faut que les citoyens soient à l’initiative, qu’ils s’organisent et puissent débattre démocratiquement.

Vous écrivez que, dans l’histoire des hommes, les peurs sont source de créativité. Est-ce le cas aujourd’hui ?

Pour se libérer des usages politiques et idéologiques de la peur, les hommes ont toujours inventé des épouvantails qu’ils agitaient dans les carnavals. L’épouvantail, c’est un artefact qui extériorise les peurs, les rend ridicules, mais permet aussi de critiquer les discours des responsables politiques ou religieux annonçant des déluges ou des catastrophes si les habitants ne se tiennent pas tranquilles. C’est une manière de dire aux puissants : « Ne t’occupe pas de ma peur, je m’en charge.»

Pendant la guerre froide, ces épouvantails ont pris la forme de représentations imagées, dans des romans d’anticipation par exemple, qui décrivaient des dystopies ou des mondes utopiques.La créativité a été foisonnante durant les confinements. Elle va l’être encore. Ce que nous pouvons faire de nos peurs, c’est les transformer, par exemple sous des formes artistiques ou comiques, de sorte à les rendre objectives.

Vous estimez que désormais la résolution des crises ne peut être que mondiale.

La pandémie a démontré qu’elle ne s’arrêtait pas aux frontières. Concernant la santé, le climat, l’économie, la faim, les migrations, les inégalités, la perspective mondiale est indispensable, même si les mobilisations locales le sont aussi. Elle nous donnerait une énergie immense pour affronter les risques et les malheurs communs.

* Ed. Premier Parallèle, 16 €.

Bio

Né en 1953 à Orange, Michel Agier est anthropologue, directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développementet directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

De 2004 à 2010 : membre du conseil d’administration de Médecins sans frontières

2013 : La Condition cosmopolite,éd. La Découverte, 21 €.

2018 : L’étranger qui vient, éd. du Seuil, 17 €.