« La Sécurité sociale est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », estime le professeur Michel Borgetto

michel borgetto

Créée par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, la Sécurité sociale fête ces jours-ci ses 75 ans dans des conditions terriblement difficiles. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (Plfss) pour 2021 qui vient d’être dévoilé confirme un déficit abyssal de 44 milliards d’euros en 2020 et de 25 milliards en 2021. Le grand spécialiste de la protection sociale Michel Borgetto désapprouve le choix du gouvernement de faire peser la dette Covid sur la Sécurité sociale et non sur le budget de l’Etat : « Cela va aboutir à réduire les protections accordées à la population. » Le professeur de droit public et directeur de la Revue de droit sanitaire et social (Dalloz) s’inquiète aussi de l’évolution du financement de la Sécurité sociale : la cotisation est de plus en plus remplacée par l’impôt (Csg), ce qui peut transformer à terme « le revenu de remplacement en simple prestation de subsistance ». Pour Michel Borgetto, « la Sécurité sociale devrait être au centre du débat public car c’est le “ patrimoine de ceux qui n’en ont pas ” ».

La Sécurité sociale fête en octobre ses 75 ans. Quels sont ses principaux apports depuis 1945 ?

Soulignés avec constance à chaque anniversaire de sa création, ces apports sont tellement connus que l’on a presque honte de les rappeler : c’est bien évidemment la couverture de l’ensemble de la population dans le champ de la santé, ce qui s’est traduit par une augmentation régulière de l’espérance de vie ; dans celui de la famille, ce qui a soutenu les revenus des ménages les plus modestes ; dans celui de la vieillesse, ce qui a permis de rapprocher les niveaux de vie des inactifs et des actifs. Certes, au fil des ans, de nouveaux risques sont apparus auxquels le système n’a fait face que très imparfaitement : risque d’exclusion avec le Rmi puis le Rsa, phénomène de dépendance, avec la question lancinante du « cinquième » risque…  Mais l’importance des défis à venir ne saurait masquer l’essentiel : la valeur indépassable de la Sécurité sociale en tant à la fois que mécanisme essentiel de protection et vecteur substantiel de cohésion sociale.

« Alors qu’elle était presque retournée à l’équilibre, voilà qu’on charge la sécurité sociale de rembourser une dette dont une partie est imputable à des mesures prises par l’Etat. »

Que pensez-vous de la façon dont l’Etat se déleste sur la Sécurité sociale de la dette Covid, ce qui fait plonger le déficit à 44 milliards d’euros en 2020 ?

Ce n’est pas une bonne chose car cela va hypothéquer durablement la capacité de la Sécurité sociale à faire face aux défis qui se posent à elle. Alors qu’elle était presque retournée à l’équilibre, voilà qu’on la charge de rembourser une dette dont une partie est imputable à des mesures prises par l’Etat. Le choix – discutable – opéré par les pouvoirs publics va ainsi aboutir à faire supporter par les ménages le poids de la dette, à allonger sensiblement la durée de vie de la Crds, à compliquer le retour à l’équilibre des différentes branches et, au final, à réduire sans doute le volume des protections accordées à la population.

On voit une tendance à vouloir fondre les budgets de l’Etat et de la Sécurité sociale. Cela vous inquiète ?

Si elle devait survenir, une fusion des budgets serait bien évidemment très inquiétante : puisque cela aboutirait in fine à faire dépendre le financement du système, et donc le niveau de protection, des arbitrages du pouvoir politique, ce que les pères fondateurs, privilégiant en 1945 la cotisation et l’idée de « salaire différé », avaient voulu à tout prix éviter… Mais une telle fusion, heureusement, n’est pas (ou plus) à l’ordre du jour… Ce qui ne signifie pas que la fiscalisation rampante du système ne soit pas génératrice d’un changement de paradigme : le fait, par exemple, que la cotisation salariale en vigueur jusqu’alors dans le champ de l’assurance chômage ou dans celui des indemnités journalières maladie ait été supprimée et remplacée par la Csg peut faire perdre à ces prestations leur caractère de revenu de remplacement pour leur donner, à terme, celui de simples prestations de subsistance…

Malgré les menaces qui planent sur la Sécurité sociale, le gouvernement a annoncé la création d’une cinquième branche pour l’autonomie. Qu’en pensez-vous ?

Devenue au fil du temps l’« arlésienne » du débat social, la création de cette « cinquième branche » n’a cessé d’être repoussée par les gouvernements successifs avant… de figurer formellement dans le Plfss pour 2021 : ce dont on ne peut que se réjouir, compte tenu des problèmes aigus rencontrés par les personnes âgées en perte d’autonomie. Pour autant, le projet de loi « Grand âge et autonomie » n’est plus à l’ordre du jour. Sans doute cette nouvelle branche sera gérée par la Cnsa, ce qui permettra une certaine rationalisation du système. Mais beaucoup dépendra du montant des ressources affectées. Or, pour l’heure, la situation financière actuelle ne permet guère, hélas, d’être véritablement optimiste…

Ne trouvez-vous pas qu’il y a un manque d’éducation et de connaissance des Français sur la Sécurité sociale ?

Oui, sans aucun doute : même si les Français demeurent plus que jamais attachés à la Sécurité sociale, il reste que celle-ci est assez largement méconnue. Perçue le plus souvent comme une simple machine à « débiter » des prestations (ce que Pierre Laroque n’avait pas manqué, il y a deux ou trois décennies, de constater), elle n’occupe pas toujours, dans le débat public, la place centrale qui devrait être la sienne : de là, l’urgente nécessité, chaque fois que cela est possible, de rappeler le rôle éminent qui lui revient dans le cadre d’une République reconnue comme « sociale » par la Constitution et la place centrale qui est la sienne en tant qu’elle forme, pour reprendre une image bien connue, le seul « patrimoine de ceux qui n’en n’ont pas ».

* Michel Borgetto est notamment l’auteur, avec Robert Lafore, de Droit de la sécurité sociale, 19ème éd., 2019, Coll. Précis Dalloz.