« L’explosion de la souffrance au travail me marque particulièrement », François Desriaux, rédacteur en chef de Santé & Travail

François Desriaux, rédacteur en chef de Santé & Travail © NATHANAEL MERGUI
François Desriaux, rédacteur en chef de Santé & Travail © NATHANAEL MERGUI

A l’occasion des 30 ans de la revue mutualiste Santé & Travail, son rédacteur en chef nous livre ses observations sur les évolutions des maladies et des risques professionnels. Pour François Desriaux, l’intensification des rythmes de production est directement responsable de l’augmentation de la souffrance au travail. Pourtant, selon lui, la pandémie a prouvé qu’une « autre organisation professionnelle était possible ».

Depuis le lancement de Santé & Travail, magazine que vous avez fondé il y a trente ans, quel regard portez-vous sur l’évolution des maladies et des risques professionnels ?

François Desriaux :  Le sujet de la santé au travail a énormément évolué depuis trente ans. Il est en effet intimement lié aux transformations de la société et des conditions de production. Au départ, nous traitions essentiellement de la question des accidents du travail. Aujourd’hui, ils ont grandement diminué avec la mécanisation et l’automatisation des tâches. Et plus encore avec la fin d’activités extrêmement accidentogènes comme la sidérurgie et la mine, qui ont quasiment disparu du paysage industriel français. Mais la pénibilité physique reste pourtant toujours aussi élevée. En effet, les grandes enquêtes nationales sur les conditions de travail font état de ports de charges lourdes, de postures pénibles, d’exposition au bruit, à la chaleur, au froid ou aux intempéries… Les chiffres à ce sujet sont restés constants. Et cette pénibilité au travail joue un rôle considérable sur la question de l’usure au travail, et sur l’apparition de pathologies associées.

La revue Santé & Travail a 30 ans

Dès le début des années 1980, le mouvement mutualiste intègre les risques professionnels et la santé au travail dans ses missions de prévention. Pour traiter de ces sujets, le magazine mutualiste Santé & Travail voit le jour en 1991. Revue de référence sur ce sujet, son comité éditorial est composé de médecins, de personnalités scientifiques, d’universitaires et de juristes.

Aujourd’hui, quelles sont les pathologies professionnelles les plus fréquemment observées ?

F. D. :  Les troubles musculosquelettiques ont totalement explosé. Ces pathologies ostéoarticulaires représentent aujourd’hui 87 % des maladies professionnelles. Celles-ci sont directement liées à l’intensification du travail. Au geste répétitif et à la parcellisation des tâches résultant de la rationalisation de temps. Nous avons également assisté à l’émergence des risques psychosociaux. La souffrance au travail est devenue une constante très forte. L’explosion de cette souffrance est d’ailleurs ce qui m’a peut-être le plus frappé au cours de ces trente années…

Comment expliquez-vous cette exacerbation de la souffrance au travail ?

F. D. :  Nous avons entendu, à l’occasion des récentes élections présidentielles, beaucoup de prises de paroles à ce sujet. Magistrats, soignants, enseignants ont été nombreux à s’exprimer. Tous se plaignent de ne pas pouvoir travailler correctement. Parce que l’organisation du travail ne leur permet pas d’effectuer leur travail. Et ils en souffrent. Cette réalité s’observe dans tous les secteurs professionnels… Et c’est un immense gâchis pour notre société.  

Quels sont les derniers chiffres connus concernant les maladies psychosociales ?

F. D. :  Le nombre de personnes touchées par une maladie psychosociale est très difficile à comptabiliser. Car les cas ne sont pas forcément déclarés, et les demandes peuvent également être rejetées… Une commission d’experts, réunie sous l’égide de la Cour des comptes, comptabilise ainsi le nombre de malades non reconnus. Il y aurait donc au total autour de 108 000 cas de pathologies psychosociales en France. 

Depuis le scandale de l’amiante, qui a éclaté dans les années 1990, où en est la situation sur les produits cancérogènes ? 

F. D. : L’amiante n’est malheureusement pas le seul cancérogène auquel les travailleurs peuvent être exposés. Il en existe plein d’autres. Et dès qu’un produit se retrouve interdit ou retiré, il est rapidement remplacé par un autre, peut-être moins connu, mais tout aussi dangereux. Aujourd’hui, la réglementation sur l’exposition aux produits cancérogènes a énormément évolué. Pourtant, il y a toujours autant de salariés exposés à ces produits. Le chiffre est resté constant. Autour de 2 millions de personnes, soit à peu près 10 % des salariés en France. 

Comment se fait-il que ce chiffre soit toujours aussi élevé ? Malgré une réglementation beaucoup plus stricte…

F. D. :  L’une des explications possibles se trouve dans la nature même de la prévention des risques professionnels en France. Certes, nous avons de beaux textes. Peut-être même l’une des meilleures législations mondiales en ce qui concerne les produits cancérogènes. Mais le système de contrôle et de sanction reste largement insuffisant. Voire défaillant. Et donc pas suffisamment dissuasif. Par exemple, concernant l’amiante, vingt-cinq ans après les premières plaintes, il n’y a toujours aucun procès en pénal de prévu. Certes, il y a eu de très lourdes sanctions financières. Il a fallu indemniser des dizaines de milliers de victimes. Mais il n’y a eu aucune sanction pénale. Ni les industriels, ni les pouvoirs publics, ni les autorités sanitaires n’ont été traduits devant des tribunaux et jugés.

Dans quelles mesures la récente pandémie a-t-elle fait évoluer l’organisation du travail ?

F. D. :  L’histoire du Covid a démontré, du moins au moment du premier confinement, qu’une autre organisation du travail était possible. Et en premier lieu dans les hôpitaux. La situation était pourtant alarmante. Les soignants à bout. Constamment exposés à la mort. Tout le monde pensait que l’hôpital allait exploser. Mais ils se sont serré les coudes, en impulsant de nouvelles dynamiques de collaboration. Ils ont échangé entre eux, et mieux coopéré. En reprenant la main sur l’organisation du travail. Alors que d’ordinaire, ils n’ont pas accès à ces outils de gestion. Ainsi, l’hôpital a pu tenir. De la même façon, il me semble que la pression des questions environnementales et climatiques va nous obliger à trouver de nouveaux modèles de production. C’est une occasion unique d’inventer de nouvelles façons de travailler, plus respectueuses des individus et de leur environnement, et plus économes. 

Chiffres clés

  • Les troubles musculosquelettiques représentent aujourd’hui 87 % des maladies professionnelles. 
  • Les cas de pathologies psychosociales seraient au nombre de 108 000.
  • L’exposition aux produits cancérogènes concerne environ 2 millions de personnes, soit à peu près 10 % des salariés en France.