«Si on ne donne pas de moyens à la Sécu, ce sera facile de dire qu’elle ne fonctionne pas »

Michaël Zemmour : intervenant lors d'une Conférence des Economistes Atterrés

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (Plfss) pour 2021 est examiné en deuxième lecture à l’Assemblée nationale à partir du lundi 23 novembre. A ce stade, l’estimation du déficit de la Sécurité sociale a été réévalué à la hausse, passant de 44,4 milliards d’euros à plus de 48 milliards d’euros pour 2020. Michaël Zemmour (1), économiste à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, estime que l’on peut « craindre que ce déficit ne soit utilisé pour justifier des réformes douloureuses, comme celles des retraites et de l’assurance chômage ». Il dénonce le fait de faire peser la dette Covid sur la Sécurité sociale et non sur le budget de l’Etat : « On hypothèque l’avenir en se liant les mains. » Ceci alors que le système a montré et montre son efficacité pendant cette crise sans précédent : « Il n’y a pas eu et il n’y a pas de problème d’accès aux soins pour des raisons financières. Côté assurances (assurance maladie et assurances complémentaires), notre système a été remarquable. »

Vous dénoncez le fait que ce soit la Sécurité sociale qui prenne en charge la dette Covid liée à la crise sanitaire et non le budget de l’Etat. Quels sont les risques ?

Il faut bien comprendre que, sur le fond, ce n’est pas justifié que ce soit la Sécurité sociale qui prenne en charge la dette Covid. Car, avec cette pandémie, nous avons un déficit lié aux mesures prises par l’Etat pour soutenir l’économie face à une catastrophe naturelle. Ce déficit n’est pas le résultat d’un dérapage des comptes de la Sécurité sociale. Dès lors, on peut craindre que le déficit de la Sécurité sociale (plus de 48 milliards d’euros en 2020 et de 26 milliards d’euros en 2021) ne soit utilisé à l’avenir pour justifier des réformes douloureuses, comme celle des retraites et de l’assurance chômage qui sont en suspens. A terme, on peut même imaginer que cette politique permette de remettre en cause l’autonomie des comptes sociaux. L’Etat pourrait fondre en un seul les deux budgets Etat-Sécurité sociale.

« Il y a un besoin de pédagogie et de démocratie sanitaire. »

Si on ne donne pas de moyens à la Sécurité sociale, ce sera facile de dire qu’elle ne fonctionne pas. C’est ce que le sociologue Julien Duval appelle le Mythe du trou de la Sécu dans son ouvrage réédité ce mois-ci (2). Cela prépare des réformes structurelles pour la décennie 2024-2034. On hypothèque l’avenir en se liant les mains. Cette politique des caisses vides a été théorisée par les Républicains américains dans les années 1980 : on commence par réduire les impôts, il y a donc un manque de recettes, ce qui justifie de réduire les dépenses publiques. 

Or, il faut dire que tout ceci est rendu de moins en moins lisible pour les Français. Dans le dernier baromètre de la Drees, on constate que près des deux tiers des Français jugent que le système de Sécurité sociale coûte trop cher à la société, mais que seuls 18 % accepteraient une baisse des prestations de l’assurance-maladie pour payer moins d’impôts. On voit qu’il y a un besoin de pédagogie et de démocratie sanitaire. 

C’était possible de faire autrement ?

Bien sûr. Cela aurait même été de la bonne gestion. Car l’Etat emprunte pour moins cher que la Cades (Caisse d’amortissement de la dette sociale). C’est le travail de l’Etat de protéger les citoyens collectivement et de faire du déficit pour cela, sachant que l’emprunt est pour lui très peu cher actuellement. Il aurait fallu stocker la dette dans le budget de l’Etat, ce qui aurait permis de ne rembourser que les intérêts tous les ans et le capital sur un temps long de cinquante ans ou plus. Au lieu de ça, en se délestant sur la Sécurité sociale, on place la dette à la Cades qui doit rembourser à marche forcée intérêts et capital tous les ans jusqu’en 2033 (17 milliards d’euros par an).

« Faire peser la dette sur la Sécu pourrait conduire à des déremboursements, à un transfert vers les organismes complémentaires et à une hausse du reste à charge. Ce serait une privatisation rampante. »

La Csg va être affectée au remboursement de la dette, ce qui va priver l’assurance maladie de marges de manœuvre. Or, on sait que l’on a besoin d’une dynamique de recettes pour la santé, pour l’hôpital et pour la dépendance notamment. Cela peut conduire à des déremboursements, à un transfert vers les organismes complémentaires et à une hausse du reste à charge pour les ménages. Ce qui serait une privatisation rampante.

Il faut cependant noter que c’est réversible en cas de changement de majorité en 2022. L’Etat pourrait à ce moment-là reprendre à son compte la dette Covid. 

Vous dites qu’il aurait fallu aller plus loin, c’est-à-dire creuser encore plus le déficit pour davantage de protections face à cette crise. A quelles protections pensez-vous ?

En préalable, je tiens à dire que, durant cette crise sanitaire, il n’y a pas eu et il n’y a pas de problème d’accès aux soins pour des raisons financières. C’est important à souligner car ce n’est pas le cas dans tous les pays, notamment aux Etats-Unis. Côté assurances (assurance maladie et assurances complémentaires), notre système a été remarquable. Il est vrai que cela n’est peut-être pas assez dit. Mais ce silence est en creux une marque du succès. Les Français savent qu’ils peuvent compter sur leur couverture santé « Sécu + mutuelle ».

Cela dit, l’Etat aurait pu aller plus loin en matière de pouvoir d’achat et de lutte contre la pauvreté. Les confinements constituent des chocs pour ceux qui ont perdu la prime pour l’emploi, pour les jeunes qui rentrent en emploi et pour certains indépendants. La hausse des bénéficiaires du Rsa est ainsi estimée à 9 % en 2020.

(1) Michaël Zemmour est également codirecteur de l’axe « Politiques socio-fiscales » du Liepp de Sciences Po (laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques).

(2) L’ouvrage du chercheur au CNRS Julien Duval Le Mythe du trou de la Sécu vient d’être republié dans une nouvelle édition actualisée et augmentée (éd. Raisons d’agir, novembre 2020).