Quels jours heureux après la crise sanitaire ?

Lors de la première table ronde du Congrès des Mutuelles de France, il s’agissait de dégager les pistes pour parvenir à des « jours heureux » après la crise sanitaire, politique, économique et sociale. Les intervenants ont souligné que la crise de la Covid-19 a conduit à un changement des priorités et qu’il s’agit, dans une période politique où le progrès social est en cause, de prendre appui sur ces évolutions pour construire de nouvelles solidarités. A la tribune : Bruno Palier, directeur de recherche CNRS-Sciences Po ; Sophie Binet, co-secrétaire générale de l’UGICT-CGT ; Philippe de Botton, président Médecins du Monde ; et Pascale Vatel, secrétaire générale de la Fédération des Mutuelles de France (FMF).

« Quels jours heureux après la crise sanitaire, politique, économique et sociale ? », tel était le thème de la table ronde qui a ouvert le Congrès de Brest des Mutuelles de France, le 27 octobre. Un débat qui a permis de faire le bilan de la crise et cherché à élaborer des solutions démocratiques et protectrices pour l’après-crise, afin de dégager les moyens de « bâtir des solidarités nouvelles », selon le titre du congrès, et d’aller vers de nouveaux « jours heureux ». Car, avec son lot de drames, la crise de la covid-19 a « conduit à un changement des priorités dans l’opinion publique : les services publics ont été revalorisés, les questions d’environnement et de santé sont devenues essentielles. Il faut s’appuyer sur ces évolutions » a affirmé Pascale Vatel, secrétaire générale de la Fédération des Mutuelles de France.

Il y a donc aujourd’hui des points d’appui et des leviers pour bâtir une société plus juste et plus solidaire. Comme l’a indiqué le directeur de recherche au CNRS-Sciences Po et grand spécialiste de la protection sociale, Bruno Palier, « la crise de la covid-19 a révélé la capacité de protection de notre système de protection sociale ». Souvent présenté comme à bout de souffle, ce système a tenu, a permis l’accès aux soins de tous, avec ses imperfections, mais avec ses valeurs et dans le cadre de ce modèle qui associe la Sécurité sociale et les mutuelles pour que chacun puisse se soigner. Fort de son efficacité dans la crise aux yeux des Français, le temps est venu de le renforcer et non plus de toujours vouloir en réduire les moyens. Pour Sophie Binet, co-secrétaire générale de l’UGICT-CGT, c’est l’occasion de « mettre en place une sécurité sociale professionnelle, autant dire d’attacher les droits de protection sociale aux personnes de façon à sécuriser les trajectoires ».

«Il faut mettre les premiers de corvée sur le devant de la scène et en faire un objectif féministe, car ces emplois sont occupés par des femmes », Sophie Binet, UGICT-CGT

Mais ce sont aussi les situations profondément inégalitaires qui sont apparues avec cette crise. Le président de Médecins du Monde, Philippe de Botton, l’a déclaré : « Cette crise est le miroir grossissant des injustices ». Soudain, les invisibles de la société, les premiers de corvée, sont devenus les « essentiels » selon le mot de Bruno Palier. « Ce sont eux les « premiers de cordée » : les aides soignantes, les infirmières, les caissières, les travailleurs de la propreté, les aides à domicile… ». Ce sont eux dont les salaires sont les plus bas et les statuts parfois précaires. C’est pourquoi, pour Bruno Palier, « l’un des enjeux de l’après-crise est de ne pas les oublier et de mieux les rémunérer ». « Il faut les mettre sur le devant de la scène et en faire un objectif féministe car nombre de ces emplois sont occupés majoritairement par des femmes » a pour sa part lancé Sophie Binet.

«La crise a révélé que les mutuelles ne sont pas de simples assureurs de santé. Elles ont su retisser du lien humain», Pascale Vatel, secrétaire générale des Mutuelles de France.

Un autre enseignement de la période réside dans l’importance évidente des corps intermédiaires, des associations et d’organismes tels que les mutuelles lorsqu’une crise de cette ampleur frappe l’ensemble du pays. Bruno Palier l’a souligné : « Cette crise n’a pas fait la preuve de la capacité des hauts fonctionnaires à prendre seuls les décisions ». En matière de protection sociale, « il ne faut pas aller vers l’étatisation » a-t-il insisté tout en appelant à la nécessité, plus que jamais, de revivifier la démocratie sociale. Un avis partagé par Sophie Binet qui a pointé que cette crise sans précédent « a fait émerger une demande citoyenne de pouvoir agir, une demande de participation à la décision, une demande d’autonomie qui s’est accentuée avec le télétravail. Chacun veut être partie prenante dans un cadre collectif qui renforce. Il faut savoir l’entendre. » Pour Pascale Vatel, on peut même considérer « que tout a été fait depuis ces dernières années pour exclure la population de la protection sociale au prétexte que ce serait trop technique. A nous de faire en sorte que la population se ressaisisse de ces questions ». De leur côté, face au défi de la pandémie, les mutuelles « ont réussi » a noté Bruno Palier, « elles qui sont entre le marché et l’Etat, elles qui constituent un monde indispensable pour la respiration de nos sociétés ». Dans les faits, selon Pascale Vatel : « la crise a révélé que les mutuelles ne sont pas de simples assureurs de santé. Elles ont su retisser du lien humain, ce qu’elles avaient parfois laissé de côté. C’est un projet pour l’avenir. Elles ont su être dans l’accompagnement et construire des solidarités ».

«Aujourd’hui, la solidarité nationale ne garantit à chacun que le minimum. Elle pourrait  avoir l’ambition de mieux prendre en charge la protection sociale», Bruno Palier, CNRS/Sciences-Po

Tenir compte de ces nouvelles exigences citoyennes, revaloriser les rémunérations des métiers utiles, renforcer les services publics, favoriser l’existence des syndicats, des associations et des mutuelles, autant de projets pour de nouveaux « jours heureux » que la crise actuelle rend davantage possibles. Bien entendu, cela pourrait passer par une plus grande place donnée à la solidarité nationale, ce qu’appelle de ses vœux Bruno Palier « car, aujourd’hui, la solidarité nationale ne garantit à chacun que le minimum. Elle pourrait  avoir l’ambition de mieux prendre en charge la protection sociale ». Pour Philippe de Botton, il faut que l’Etat investisse car ce que nous traversons montre qu’il y a « une nécessité d’accès aux soins pour tous, de mise à l’abri des plus vulnérables, d’un accueil inconditionnel, de soins pour les sans papiers, de logements ». Sans oublier le nécessaire renforcement du service public de la petite enfance et des moyens pour la dépendance, deux secteurs qui ont cruellement manqué de personnel et de financements durant la première vague. « Il faut des moyens financiers publics pour la perte d’autonomie car, déjà, le marché s’y intéresse en l’appelant même ‘’silver économie’’ » a recommandé Sophie Binet.

« La santé doit désormais être considérée comme un enjeu de société majeur, un droit fondamental, ce qui n’a pas été le cas avec les gouvernements qui se sont succédés », Philippe de Botton, président de Médecins du Monde.

Alors, bien sûr, la partie n’est pas gagnée. « Pendant la crise, la casse continue » n’a pas manqué de regretter Pascale Vatel, évoquant « le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2021 qui fait peser la dette covid sur la Sécurité sociale et taxe les complémentaires santé, empêchant les mutuelles de redistribuer aux adhérents ». Mais, l’ensemble des intervenants en sont convaincus, parvenir à plus de justice sociale n’est pas une question de moyens financiers. « Au sortir de la guerre, la Sécurité sociale s’est construite avec des ressources bien moindres que celles qui existent aujourd’hui » a poursuivi Pascale Vatel. Toute la question est donc que  l’argent soit dépensé pour la santé et le bien de tous. La santé ne peut plus être traitée comme une marchandise ». Ce que Philippe de Botton a affirmé haut et fort : « La santé doit désormais être considérée comme un enjeu de société majeur, un droit fondamental, ce qui n’a pas été le cas avec les gouvernements qui se sont succédés ». Pour construire cette histoire des nouvelles solidarités, ce monde d’après, il faut donc saisir les changements ouverts par la crise sanitaire, prendre appui et mener le combat pour faire éclore de nouveaux « jours heureux ».

Emmanuelle Heidsieck